Le cinéma iranien, troisième partie : entre reflet de la société et outil diplomatique.
En plus d’avoir pour décor les magnifiques et très variés paysages d’Iran il arrive parfois que le cinéma s’intéresse aussi à ces populations périphériques ou minoritaires, les kurdes pour « Un temps pour l’ivresse des chevaux » ou les tribus nomades du sud-est du pays (L’Iran est le deuxième pays au monde en nombre de nomades après la Mongolie). Ou, comme le fit Mohsen Makhmalbâf avec « Gabbeh« en 1995 en suivant les tribulations d’une tribu Qashqâ’is (leurs noms aujourd’hui est malheureusement associé à un modèle de voiture Nissan). Il raconte une histoire d’amour entre une jeune fille et un cavalier, mais avant tout, fait de ce mode de vie une oeuvre à part entière. Un peu comme avait tenté de le faire en 1925 Merian C.Cooper (qui réalisera « King Kong » en 1933) le réalisateur originaire de Floride fait de « Grass » une oeuvre à mi-chemin entre l’ethnographie, le documentaire et le journalisme. Il y suit la transhumance des Bakhtiâris, véritable force politique dans l’Iran d’alors, cette tribu très hiérarchisée et liée aux intérêts étrangers notamment aux compagnies pétrolières anglaises, ce que l’auteur semble ignorer en voulant partir avec sa caméra à la rencontre d’un « peuple oublié ». Malgré ces erreurs, et loin des effets spéciaux, du Cinérama ou du Technicolor, qu’il utilisera pus tard, ce document noir et blanc, muet, filmé dans des conditions extrêmes et montré sur une musique traditionnelle persane est alors loin des clichés hollywoodiens qui seront plus tard servis sur l’Iran.
Encore une fois, et surement signe de sa grande vitalité, la cinéma iranien va muter. Il était jusque là un cinéma d’auteurs, subventionné, dont les personnages était souvent des enfants, et va devenir un cinéma de productions privées et surtout de vedettes (qui vont contribuer à l’essor de l’industrie qui se maintiendra pourtant toujours à l’écart du cinéma commercial d’avant la révolution).
Lors de cette mutation apparaissent de nouveaux thèmes dont un cinéma de comédie porté par exemple par des réalisateurs comme Latifi ou Tahmâseb. Des sujets tabous sont désormais abordés de manière poétique, et, des histoires d’amour sont désormais mis en scène comme le fut « La mariée » de Afkahmi.
Les réalisateurs doivent faire preuve d’une mise en scène audacieuse pour compenser dans leurs histoires notamment sentimentales, l’interdiction de contact entre un homme et une femme. Pour palier à cela ils vont utiliser toute une sémiologie qui va créer une grande intensité et une belle poésie à l’image. Tout d’abord, à travers un jeu de regards subtile et fondamentale. Ainsi dans le « Foulard bleu » l’ouvrière détourne la tête lorsqu’elle s’adresse à son patron, mais le dévore des yeux dès qu’elle pense qu’il ne la voit pas. Dans « Le ruban rouge » la même situation entraine un comportement inverse ou la femme fixe l’homme et le défi jusqu’à ce qu’il capitule en baissant les yeux.
Ensuite il est courant que le montage avorte un mouvement, un contact entre des corps masculins et féminins, en laissant imaginer la fin du geste par le spectateur. Pour combler ce vide à l’image il n’est pas rare que les personnages, lors de scènes d’adieu, reviennent l’un vers l’autre alors que leurs conversations sont terminées, juste pour que ce subterfuge rende le récit moins froid et plus réaliste. Il s’agit du même procédé lorsque les caresses ou les contacts se font par l’intermédiaire à l’écran d’objet (un piano, une valise, un ruban, des fleurs) voire de la chevelure d’un enfant, le couple ne se touche pas directement mais leur affection se matérialise par le biais de leur fille. Pour revenir au doublage des films étrangers, il n’était pas rare après la révolution qu’afin de faire correspondre ces productions à la morale islamique on transforme des amoureux en proche parents afin de justifier une trop grande proximité.
Enfin c’est le hors champ qui est très utilisé pour masquer une partie du corps qui devrait rentrer en contact entre deux personnes. Toutes ces techniques font parties de la grammaire du cinéma iranien et y rajoute une grande poésie. Je me permets ici une comparaison osée, car il est en effet quasiment impossible de trouver en Iran un quelconque cinéma de genre, que ce soit de science-fiction, d’horreur ou même d’action, mais j’ai une affection particulière par « Jaws » de Spielberg et notamment parce qu’il a réussi à faire peur à des générations de spectateurs sans montrer le requin avant plus de 45 minutes de film. Or le script initial devait faire apparaitre le mangeur d’homme dès la scène d’ouverture de la baignade de nuit. Mais la maquette du grand blanc, malgré des test en piscine, ne fonctionnait plus dans l’eau salée. Il dut trouvé un palliatif, que furent la musique et la caméra subjective, le hors champ, le regard.
Autre fait important de cette période et de cette évolution l’ouverture de l’industrie aux femmes. Jusqu’ici seule la poétesse Forough Farokhzâd, réalisatrice notamment de « La maison noire » en 1962, représentait le cinéma iranien. C’est d’ailleurs un fait souvent ignoré et assez contradictoire avec l’idée que l’on se fait de l’Iran révolutionnaire, mais les femmes voilées ont eu un accès plus grand et plus libre à l’espace public, à l’université et au monde de l’entreprise (y compris celle du cinéma) ou au militantisme politique et aux fonctions qui en découlent que sous le Shâh. Ainsi, des salles réservées au public féminin ouvriront dès 1928 à Téhéran mais faute de spectatrices fermeront très vite. Le reste des salles étant mixte mais les hommes et les femmes occupant chacun un coté de la pièce de manière séparée.
Dès 1987 on avait pu apprécier « Le petit oiseau du bonheur » de Pourân Derakhshandeh puis en 1989 Tahmineh Milâni s’interroge sur le divorce et sur ses effets sur les enfants, enfin, en 1993 Rakhshân Bani-e’temâd questionne le spectateur sur les inégalités hommes-femmes dans « Le foulard bleu« , qui met en scène un amour scandaleux entre une ouvrière et son patron. En parallèle de ce questionnement sur la société révolutionnaire et ses rapports de classe, le secteur culturel se « privatise » en cela que les subventions publiques se réduisent et que les productions privées se multiplient, mais l’industrie se dote en 1993 d’un syndicat, le foyer du cinéma (Khâneye cinéma).
Le XXIème siècle va offrir un cinéma encore plus diversifié et productif, qui va, en allant puiser dans la richesse des cultures iraniennes, connaitra de grands succès internationaux. Ainsi, Bahman Ghobâdi va installer sa caméra dans l’ouest du pays, au Kurdistan, et va s’intéresser au sort de ses populations à la fois très pauvres économiquement, et riches de traditions millénaires, le tout dans un décor fait de paysages fantastiques et sur une musique du grand compositeur Alizâdeh. « Un temps pour l’ivresse des chevaux« , un des plus beaux films que j’ai eu à voir, obtiendra d’ailleurs la caméra d’or à Cannes en 2000.
Enfin, comment ne pas évoquer « Sous le clair de lune » réalisé en 2001 par Mir Karimi, lui même réalisateur très religieux, qui va suivre les pas d’un « Rohâni » (diplômé d’une école religieuse et qui doit aller faire appliquer les décrets de l’Islam dans la société) et sa caméra va nous montrer cette vie simple, ordinaire et si mystérieuse pour bien des spectateurs et, d’autre part, véhiculer un message de responsabilité lourd envers les dirigeants de l’Iran révolutionnaire. Le film met, ainsi, en scène toutes les contradictions entre tradition et modernité. Si les films persans d’inspiration indienne ou égyptienne n’avait aucun lien avec une quelconque réalité iranienne, ce nouveau cinéma, lui, est directement ancré dans son territoire, dans sa société et dans ses nouvelles moeurs.
Le cinéma iranien comme outils diplomatique?
Dès les années 90 le cinéma iranien accède au succès mondial et de la reconnaissance par ses pairs. Grâce principalement au génial Abbâs Kiârostami qui avait fait ses premiers pas auprès du Kânoun et dont Kurosawa le maître japonais dira de lui: « Les mots ne peuvent traduire mes émotions et je vous conseille simplement de voir ses films« .
Il va enchainer les succès très rapidement, quasiment un film par an. Dès 1989 on découvre « Où est la maison de mon ami« , puis « Close up« , « La vie continue« , en 1994 le très beau « Au travers des oliviers » (qui met en abîme l’utilisation d’acteurs amateurs dans les films iraniens) et trois ans plus tard, la Palme d’or récompensera enfin « Le goût de la cerise » qui confirme le statut du cinéma iranien au niveau mondial, deux avant « Ballon blanc« réalisé par Jafar Panahi qui avait déjà obtenu la caméra d’or toujours à Cannes et en 1996 c’est un documentaire, »Une histoire vraie » de Yek dastan-e vaghe’i qui fut récompensée au Festival des trois continents de Nantes. Certains pourront croire qu’il s’agit là de films justement calibrés pour les festivals et la critique internationale mais, il suffit de très peu de temps au spectateur pour plonger dans cet univers de cinéma véridique et indispensable.
Plus encore cette fusion cinématographique de la fiction et de la réalité doit énormément à l’oeuvre de Majid Majidi qui filme le chagrin des gens ordinaires et l’innocence des enfants dans des paysages de campagne splendides plein de nuances. Ainsi, « Les enfants du ciel » qui concourra en 1998 à l’Oscar du meilleur film étranger et plus encore « La couleur du paradis » qui met en scène un enfant aveugle qui vit avec son père peu affectueux parcourant le pays à cheval, le temps des vacances, afin de rentrer dans son village natal du nord de l’Iran, depuis son école pour aveugles située à Téhéran. Une fois de plus les paysages iraniens sont au coeur de l’oeuvre.
On l’a dit, la production filmique est depuis la révolution l’oeuvre de l’état qui, même s’il s’est ouvert à une certaine privatisation, garde un oeil censeur sur les créations et les sorties en salles. Pour produire et contrôler, le pouvoir dispose de nombreux outils, notamment des ministères, des fondations (la fondation Fârâbi était en 1990 le plus grand producteur cinématographique du pays, si son rôle a diminué il reste important dans le contrôle des importations, des exportations et du financements des films), ou des institutions étatiques comme la filiale de la télévision gouvernementale (IRIB), Simā Films qui produit essentiellement des fictions dramatiques ou des comédies.
Une institution comme le Kanoun va également « survivre » à la révolution islamique et de nombreux films iraniens lui doivent leurs succès tant en Iran qu’à l’International. En parallèle l’Organisation de propagande islamique (OPI) produit sans subir de censure plusieurs dizaines de films par an depuis 1980 qui après avoir largement traité des années de guerres sont aujourd’hui tournés vers un cinéma populaire destiné à la jeunesse du pays.
En Iran nous l’avons dit, un festival « international », celui de Fajr, récompense du Simorgh de cristal chaque année les meilleurs films iraniens mais aussi étrangers. Pourtant les réalisateurs de ces films internationaux sont rarement présents et leurs oeuvres rarement projetées dans leur intégralité. Certains cinéastes iraniens comme Parviz Shahbâzi déclarant même que « la section internationale du Festival n’a qu’une fonction décorative« . Cela s’oppose à l’esprit du premier festival de cinéma fondé en Iran en 1950 qui lui ne diffusait que des productions britanniques et françaises. Pourtant, le festival de Fajr est malgré tout, aujourd’hui une occasion unique pour les spectateurs de visionner de tels films du répertoire mondial.
20 ans après la mise en place du Festival l’Iran va se doter d’un musée du cinéma, que le Président de la République Mohamad Khâtami va inaugurer en 2002. Il possède une grande salle de projection et de nombreuses archives, très riches, sur les précurseurs du cinéma iranien, dont des documents ayant appartenu à l’ancien régime (la République n’a pas fait table rase ici). Les techniciens et leurs matériels (dont ceux des ingénieurs du son qui ont permis de capturer lors du tournage la voix des acteurs pour se défaire des doublages post-synchronisés), les réalisateurs et les acteurs du cinéma contemporain sont aussi mis à l’honneur, ainsi que les films ayant obtenus des consécrations internationales dans des festivals à travers le monde.
Le cinéma iranien dans son ensemble est donc célébré comme pour montrer que l’objectif de la révolution est atteint, celui de faire connaitre et reconnaitre son identité à travers un cinéma respectant la « guidance islamique » dans une industrie moderne et mondialisée largement dominée par l’occident. À cela de nombreuses voix s’indignent de la censure que connaissent les réalisateurs iraniens.
Mais rappelons le, la censure cinématographique exista dès 1900 en Iran où les « lecteurs » de commentaires changeaient le fond des textes insérés dans les films muets pour respecter la morale ou le pouvoir en place. Sous le Shâh elle s’officialise en mettant en place un officier municipal qui doit viser le film avant sa diffusion. Puis va être créée une commission de projection qui doit écarter les oeuvres heurtant la religion, la morale, la monarchie, l’unité nationale voire des puissances étrangères ou plus étrange encore celles « nivelant par le bas le gout du public ». C’est aussi, souvent, en modifiant le doublage que les diffuseurs de films étrangers s’en sortent en modifiant certes le scénario mais aucun studio indien, égyptien ou occidental n’avait l’air de s’en plaindre.
Aujourd’hui la censure et le cadre législatif restrictif modifient donc plutôt en amont la manière de faire un film. Y compris malheureusement par le choix de certains cinéastes de s’exiler.
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